mercredi 23 janvier 2008

Grenadine.

La scène est entièrement blanche, la lumière très crue, un homme est assis dans un coin, il se lève, s'adresse au public :

"Deja un quart d'heure de retard.
Heureusement, maintenant j'ai compris le truc, quand j'ai rendez vous avec elle, je me pointe avec un bouquin ou ma gameboy pour patienter. C'est dingue non ? Je pourrai arreter le foutage de gueule, lui crier haut et fort que j'en ai marre, que moi aussi j'ai droit au respect, qu'elle est qu'une conne de me faire poireauter à chaque fois comme un imbécile pendant une éternité, qu'elle me mérite pas, qu'elle est déphasée, stupide, capricieuse et souvent très mal habillée avec ces ridicules robes blanches super pas seyantes et mal nouées dans l'dos.
Mais non.
Je l'attend. Comme un connard je suis là à tourner en rond, à compter les secondes, les minutes, quand c'est pas les heures. Souvent on vient me chercher, on me dit d'arreter d'esperer, de me faire une raison, qu'elle a dépassé les bornes et que moi aussi du coup, qu'il suffit pas d'y croire pour que ça se fasse, qu'entre nous c'est foutu depuis la seconde ou on s'est rencontré, depuis la seconde ou on a su ce qu'on foutait là. Rien à battre, je l'attend, je l'attend, je l'attend. J'ai que ça à faire de toutes façons ici, je suis pas fait pour vivre ici, pour etre obligé d'inventer des tours hallucinants pour me retrouver seul, ou avec elle.
J'aime bien cette salle, c'est la seule ou ils pensent pas à venir nous chercher directement, on dirait la salle de l'oubli, celle qui est tellement énorme qu'on ne la voit plus. Un peu comme un monument devant lequel on passe tous les jours et qu'on finit par ne plus remarquer tellement il fait partie du décors. Un peu comme les couples qui sont ensemble depuis si longtemps qu'il ne se voient plus, qu'ils ont simplement l'habitude de l'autre. Un peu comme oublier de profiter de la vie tant qu'on est pas mort. Rah, faut que j'arrete les métaphores, à chaque fois je finis en sensiblerie, on dirait le bouquin de Drucker, ou du mauvais Lagarce. C'est pas sain en plus, déjà qu'mes neurones sont tous les jours moins nombreux à cause de mes cachets merdiques, si en plus j'les use à des fins philosophiconarcissicoconneriques ils risquent de s'autodétruire de désespoir genre "Harakiri les mecs ! on nous avait promis un nouveau Einstein, on tombe sur un remake de greg le millionaire sous Valium, on a pas d'autres solutions ! Y a plus qu'à espérer qu'on sera réincarnés dans le cerveau d'un cheval, eux au moins font des trucs excitants !" Ouais, je sais, idée saugrenue que la réincarnation de neurones bouddhistes et suicidaires, mais si vous me laissez parler aussi je peux aller loin.
Ca y est, une demi heure.
Elle va plus tarder j'espere.
Elle me manque vous savez.
Des qu'elle est plus là, même quand elle est la des fois, parce que je pense que bientot on sera séparés, encore, mes entrailles le supporte pas facilement, elles tiraillent comme des malades. Hupf, des malades...
Je l'appelle Grenadine, c'est con hein ? Ca fait très fleur bleue, genre roman à l'eau de rose qu'on lit en cachette des potes quand on est petit parce qu'on a peur qu'ils se foutent de nous.
Mais c'est pas vraiment un surnom romantique, c'est la seule chose qu'elle peut avaler, de la grenadine, sans eau rien, à la dur, cul sec. En plus ça lui va bien et ça lui fait la langue rose. Ils ont essayé de la bourrer d'autre trucs, ils ont tenté tout les gouts de sirop, la perfusion, tout, mais non, son corps refuse, il rejette tout, il spasme, il s'arrete même des fois dans la panique générale tout le monde hurle et lui il pause, stupidement, comme s'il boudait parce qu'il a pas eu c'qu'il voulait. Cette nana me rend fou.
Des fois je rêve que je l'emmene loin, dans ces pays très humides et chauds et que je lui fait gouter des grenades, personne veut me croire, ça fait trop de frais pour une minette un peu tarée de payer des fruits exotiques apparemment. Ca m'ennerve, je suis sur que ça marcherait, ça lui ferait des vitamines, ça la ferait vivre vraiment de voir qu'on peut évoluer. Mais y a personne ici, et même dehors d'ailleurs qui veut y croire, et comme c'est une gosse de la ddass et que toi t'es ici parce qu'on te croit dérangé du citron va faire comprendre aux gens que c'est important qu'elle vive, qu'elle existe encore et encore jusqu'à ce qu'elle soit plus qu'un tas de rides baveur comme presque tout le monde.
Trois quart d'heure.
J'espere qu'elle viendra, oh bordel faites qu'elle vienne. Trois fois qu'elle manque les rendez vous, et eux qui veulent rien me dire, eux qui ont pas confiance, eux qui croient qu'ils peuvent te controler parce que l'etat a signé un putain de papier leur donnant tout les droits sur toi, ton corps, ta tête, tes affaires, tes pensées. Et toi qui sait que tu vas bien, que t'es pas bizarre, anormal, déficient ou peu importe ce qu'ils en dise. Mais non t'as pas le droit de savoir, c'est pas parce que tu l'aimes que t'as ton mot à dire, d'ailleurs, qui sait si tu l'aimes vraiment ou si c'est pas encore tes neurones qui partent en réaction chimique genre "ouah putain c'est de la bonne celle là les gars ! Allez on s'en remet un petit !".
Salauds.
Moi je sais que si ça avait été la combustion neuronale j'aurai pas les douleurs ventrales. Je le sais, je le sais, je le sais."
Une sirène retentit
"Merde !
Ils m'ont reperé..."
Noir.


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